Le mobilier industriel

La chaise Mullca 510 ,  voici un objet apparemment banal. Une chaise. Une simple chaise. Des tubes en acier vert foncé, une assise et un dossier galbé en contre-plaqué assez clair. Et pourtant, il suffit parfois que certains adultes français la voient pour qu’ils ressentent un étrange malaise … Pourquoi ? Parce que c’est sur cette chaise que chaque écolier français a passé - attendez, 12 années de scolarité multiplié par 26 semaines d’école multiplié par 30 heures de cours en moyenne, eh oui, ça fait 9360 heures. Et sans compter les études universitaires. Chaque Français a donc passé au moins 9360 heures sur cette chaise. Vous imaginez si cette chaise, la chaise Mullca 510, est imprimée dans les postérieurs et dans l’inconscient collectif.

Elle a été créée en 1950 par Gaston Cavaillon avec les fonds d’un certain Monsieur Müller. Mullca, donc. 510, c’est un code interne à l’usine, ça n’a pas de signification particulière. L’UGAP, l’Union des Groupements d’Achats Publics, la choisit comme chaise d’école et en France, pays centralisé s’il en est, l’UGAP choisit pour toute la France et pour toutes les écoles, du coup, la chaise Mullca est fabriquée à des millions d’exemplaires.

Pourquoi la chaise Mullca est-elle si particulière ? D’abord, c’est une avancée technologique : elle utilise moins de tubes. Regardez : la poutre arrière relie à la fois les pattes arrière, les pattes avant et le dossier. Un système de soudure complexe : la soudure par brasage la rend incassable et légère à la fois. Il paraît qu’elle supporte une charge d’une tonne ! Ensuite, l’assise présente un léger creux en son centre qui oblige l’élève à se tenir droit. Le siège peut être rapidement remplacé, la chaise est donc réparable. La chaise Mullca n’abîme pas les murs des écoles : grâce à la cambrure de ses pattes arrière, le dossier ne touche jamais le mur. Eh bien sûr, les chaises Mullca s’empilent, ce qui est très pratique.

La forme de la chaise Mullca évolue un peu au cours des années. La couleur des tubes peut varier et elle se décline en différentes tailles qui accompagnent l’élève dans sa croissance : vous voyez la petite pastille au milieu de la poutre arrière ? Six couleurs pour six tailles. La chaise Mullca a eu ses heures de gloire, quand, notamment, elle sert de projectile lors de manifestations étudiantes ou quand le styliste Terence Conrad passe commande pour ses magasins Habitat de chaises Mullca en noir satiné mat ou encore quand, pour le bicentenaire de la révolution française, elle est éditée en bleu, blanc, rouge.

Et pourtant, le déclin du règne de Mullca a commencé : A partir des années 80, la population française stagne et la chaise est solide, trop solide : l’état passe donc moins de commande. On lui trouve des défauts : le bas du dossier n’est pas assez cambré et coupe un peu le dos, la chaise n’a pas évolué autant qu’il le faudrait pour répondre aux transformations de la morphologie des élèves : elle est un peu étroite. Enfin, les enseignants trouvent l’entrechoquement des pieds métalliques trop bruyant, on la délaisse donc peu à peu au profit de produits insonores et à double cambrure. Tout ceci a amené la cessation d’activité des usines Mullca en 1996. Mais la chaise Mullca reste l’un des rares témoignages du design français des années 50 et la honte du député Claudius Petit qui, à sa création, l’avait imprudemment qualifiée à l’Assemblée nationale de "chaise la plus laide du monde".